le texte

Fille de

Leila Anis sous un gros pull à capuche
il faut bien se travestir pour s'échapper

Avec l'écriture de Fille de, Leïla Anis part à la conquête du sens  intime de son exil.


À la lisière du réel et de l’imaginaire, Fille de est le récit d’un exil en même temps que celui d’un devenir, celui d’une jeune femme emportée adolescente loin du pays où elle a grandi. Entre réminiscences ténues et souvenirs fantasmés, le texte redonne vie aux instants déterminants de l’exil, et fait entendre les voix de celles et ceux dont les silences, les larmes, les cris ont étouffé le sens de cet arrachement : la mère, la deuxième mère, le père, le petit frère, la soeur. Fille de est un acte d’écriture nécessaire, un geste poétique d’émancipation sans concession qui allie une douce et cruelle lucidité avec une profonde générosité.

Fille de est un monologue intérieur, écrit au présent, en trois actes


Le départ

2 juin 1999, de midi à minuit, l’écriture reconstitue ce qui s’est joué dans ces instants de séparations définitives.
2 JUIN 1999 21H
La maison est une prison de vide
Ça sent la javel à en vomir
J’ai froid
Ils tremblent tous jusqu’à la dernière seconde
La voiture va arriver pour nous emmener, la mère, le petit frère et moi
Non pas encore, encore un peu, encore
La voiture klaxonne
Et elle éclate
L’autre mère, elle hurle, elle hurle de larmes dans le cou de ma mère
Ses hurlements me déchirent la gorge
Je me tais
Silence
Pour ma mère tenir le silence
Crever en dedans et me tendre en dehors comme une béquille
Ma mère écarte l’autre mère de son passage et avance vers la porte
Le visage brûlé de larmes
L’autre me regarde comme on dit adieu à un cadavre, les sanglots convulsent ses lèvres
Je te hais !
On croirait que tu pleures sur nos tombes
Arrête !
Les morts ne sont plus là quand on les pleure !
Je ne pars pas pour mourir, enfin je crois
Tais-toi
Je te hais de devoir t’abandonner ici
Je te hais parce que tu m’abandonneras une fois que je serai là-bas
Quoi ?
Pourquoi je pars ?
Qu’est-ce que je quitte ?

2 juin 1999 Minuit
Trou noir
Est-ce que j’ai peur de me souvenir ?
Tu es partie
Tu es l’abandonneuse
Apprends quel est le sort des fuyardes :
« Tu emporteras ton pays sur ton dos »
Tu seras ta patrie et ta patrie sera toi
Parcelle de terre fantôme colonisée voilà deux siècles par la France
Fille de l’erreur
Fruit de l’union satanée de l’indigène avec la colon
Traitre aux lois aux rites à la tribu
Ton tribut sera ta solitude décharnée
Fille de l’entre-rien
Bouti
Sorcière bannie
Créature vengeresse
Légende à faire peur
Terreur parmi les terreurs nomades
Hérétique à la loi des hommes
Pestiférée femme aux pattes de bouc
Ma merveille monstrueuse
Voudrais-tu bien, toi, m’accompagner un peu
jusque là-bas ?
Le père reste seul
« Mon père
Ton pays restera toujours ton monde entier
J’entends encore dans le silence tes hurlements sourds »
Peut-être un jour, on m’appellera pour me dire que
tu es mort ?

Le transit 

C’est la traversée des années de silence vers l’oubli impossible : Le lycée de province, la maladie du frère, la petite histoire de papa, le départ vers la grande ville.
Tu as vingt ans
Tu es un rat maladroit
Tu apprends le métier de vendeuse
Tu suis un cours de « Littérature Masculin/Féminin »
Tu prends des cours de théâtre
Tu rencontres la fille qui aime plus que tout la vérité
Tu rencontres le garçon qui croit que le théâtre nous appartient à tous
Tu rencontres celui qui aime une fille pas parce que c’est une fille mais parce qu’elle Existe

l'arrivée

Après la dernière entrevue avec le père, c’est la possibilité, enfin, de donner sens à l’exil, et d’affirmer l’arrachement subi comme le point de départ d’une liberté à venir.
Jour du commencement
Cher pays, mon tout petit confetti de l’empire colonial,
Chers miens,
Vous écris par-delà l’oubli
Dix ans de silence
Suis devenue mon propre père
Ai eu l’affront, moi la fille, de choisir pour métier, le théâtre
Et tant pis si je mets des années à m’en sentir légitime
Suis enfin capable de me souvenir