Entretien avec

Tombé

la scénographie de Seymour Laval, un espace clos entouré de grillage, deux poteaux métalliques supporter le toit
Au sol du sable et un fit de  pétrole posé sert de brasero.
la scénographie de Seymour Laval
Extraits d’entretien entre le journaliste Jean-Guy Solnon, le metteur en scène Bruno Boëglin et le comédien Jérôme Derre.


J-G. S : Est-ce que vous faites un parallèle entre le travail d’ethnologue, c’est-à-dire l’étude des cultures et des faits sociaux, et celui de metteur en scène, qui est peut-être aussi un travail d’observation distanciée et d’esquisse de certains traits du quotidien?
Bruno Boëglin : Chez moi j’ai une bibliothèque qui a soixante-quinze pour cent est composée de livres sur les Indiens. Des indiens tous azimuts, des indiens amazoniens, des indiens d’Amérique du Nord qui vivent dans des réserves, des tribus […] Il y a un petit côté expérimental que j’essaie de rendre. Le spectacle fait partie d’une expérience sur l’humain. Lévi-Strauss observe quelqu’un qui n’a peut-être pas réalisé ce que voulait dire étudier les indiens. Quelqu’un qui multiplie les signes d’une décrépitude mentale. Il ne supporte plus, il ne supporte pas les gens qu’il observe. Il les hait, il les trouve laids, sans culture. Il dit que ces gens-là le boudent, rient de lui. Il est dans une posture intenable.

J-G. S : Ce qui est intéressant dans le propos de la pièce, c’est qu’habituellement les ethnologues ont plutôt une fascination pour leur objet et les gens qu’ils étudient, et que du coup tout l’exercice est d’essayer de se tenir à distance, d’écarter cette fascination-là pour arriver à une forme d’objectivité. Ici cette logique d’attraction/répulsion montre combien l’horizon méthodologique d’objectivité devient vite un mur de fumée.

Bruno Boëglin : c’est la première fois que l’ethnologue fait une étude de terrain. Il n’arrive pas à la mener. Cette étude le rend fou. D’où la petite musique qu’il n’avait jamais entendue, qui s’instaure dans sa tête. Musique que nous spectateurs, on entend aussi par moments, et là on se dit ça va mal, que ça va mal se finir. D’où, mais je ne devrais pas le dire, la première image du spectacle qui est son suicide.

J-G. S : Le spectacle nous dit que « les questions des blancs sont vides de sens pour un Indien ». Est-ce que tu crois à l’inverse que les questions des Indiens sont vides de sens pour un blanc ?

Jérôme Derre : Moi j’ai un petit peu traversé ces pays-là, mais attention, pas à la même époque. Je suis allé en Amérique centrale, au Pérou et je suis descendu un peu au Chili. Oui, j’ai rencontré des Indiens. Je crois que la différence fondamentale c’est que les Indiens ne posent pas de question. Ils sont dans une immédiateté des choses. Ils regardent, ils se moquent, ils accusent…enfin ils accusent…ils peuvent être dangereux selon comment toi-même tu réagis. Effectivement je crois que les Indiens ne posent pas de questions comme le blanc peut en poser, c’est-à-dire sans poser de question. Parce que le blanc, il ne pose pas de question à l’Indien, il s’en pose d’abord à lui-même : « Comment peuvent-ils vivre comme ça ? Est-ce que c’est une civilisation qu’on a retrouvée, qui existait déjà comme ça à la préhistoire ? L’Indien vit dans un milieu terriblement hostile, la jungle amazonienne qui nécessite une grande connaissance du territoire, de leur environnement. Une forme d’intelligence et d’animalité croisées que le blanc ne comprend pas. L’ethnologue non plus ne la comprend pas et en est exclu. Il le sait. Et d’une certaine manière c’est pour ça qu’il ne se supporte plus. Parce qu’il s’ennuie encore plus qu’eux, mais eux ne le savent pas. Il a des cahiers de musiques, mais il ne fait pas de musique, il voudrait faire quelque chose mais non. Les Indiens eux, fabriquent des masques, font toutes sortes de choses mais qu’ils n’appellent pas art. Ils s’amusent, ils ont des jeux sexuels complètement débridés.
Mais le blanc, l’ethnologue ne comprend pas, il ne peut pas rentrer là-dedans. C’est pour ça que dans le spectacle, l’idée de Bruno d’une petite musique est importante. De toute façon…enfin là je parle de moi…j’aurai pu vivre là-bas, me marier avec une indienne ou je ne sais quoi encore…mais je savais que de toute façon je rentrerai un jour chez moi parce que j’y suis né. Et là c’est valable pour les blancs ou pour les Indiens, la terre, l’appel de là où tu es né ressurgit. Du coup oui, l’ethnologue il fait de la musique, il l’écrit chez les indiens. Mais cette petite musique le fait tenir. C’est-à-dire le fait revenir toujours à l’Occident. Et là il est mort. »
Propos recueillis par Jean-Guy Solnon