interviews croisés

Fantazio / David Lafore / Bal

Lafore Fantazio  le bal
David Lafore et Fantazio, le bal ! © Gérard Teilhol
Eric La Blanche rencontre David Lafore et Fantazio
Éric la Blanche est chanteur, auteur, chroniqueur. Nous lui avons proposé de partir à la rencontre de ses pairs de la chanson française et d’en rapporter des interviews, des interviews différentes, non formatées. Des entretiens croisés et libres, où les musiciens parlent aux musiciens. Tout simplement.

Mardi 16 mars 2010. 14h. Premiers jours de beau temps. Nous sommes, David Lafore, Fantazio et moi, assis à la terrasse d’un café de Montmartre. Nous commandons des bières. Une discussion à bâtons rompus s’engage alors, qui durera plusieurs heures. David Lafore est un chanteur narquois. Sa musique revêt un velours léger et une fine mélancolie, ses textes percent par surprise, comme un poinçon. Ses chansons sont intrigantes. Fantazio, lui, est brut, radical, fourmillant. C’est un dissident. Sa musique, véritable bigarrure, ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même. Extrait de ma rencontre avec ces deux artistes singuliers.

Vous vous connaissez tous les deux ?
Fantazio : Oui, depuis huit ans environ. (Ils ont tous les deux la même manageuse).
David Lafore : Et puis on a fait un concert ensemble à Dijon.
Fantazio : En voyant David sur scène pour la première fois, je me suis dit : ce gars-là aucune « idée ». Il a un truc.
David Lafore : Moi, j’ai été complètement impressionné par le bonhomme.
Fantazio : Ce qui me plaît chez David, c’est qu’il sait mettre le doigt sur des violences… sans forcer.

Question idiote : qui est le plus connu de vous deux ?
David Lafore : La notoriété ? Bof. Aujourd’hui, c’est un prix au kilo.
Fantazio : Oui, un jour, en Espagne, j’ai voulu acheter un jambon. Je suis entré dans un magasin et j’ai demandé le jambon le moins cher. Le type a refusé de me répondre. Votre question n’a pas de sens, m’a-t-il dit. On ne calcule pas le prix d’un jambon comme ça. Avec la notoriété, c’est pareil.
David Lafore : Je me demande parfois pourquoi l’histoire retient certains artistes et pas d’autres…

Et ?
David Lafore : Je n’en sais rien mais en tout cas, aujourd’hui, on ne retient que les artistes qui ont accès au tapis rouge.
Fantazio : Moi je me méfie de la notoriété. C’est très nocif. La fin de la santé mentale.
David Lafore : En plus, je pense que la notoriété oblige à « lâcher » certaines choses…

C’est une posture « indé » ?
David Lafore : Non. Un indé, c’est juste quelqu’un qui ne passe pas encore chez Drucker. Quand à l’underground, c’est quand on n’a pas encore de roadies.
Fantazio : Surtout, moi je pense que je ne serais pas libre si j’étais connu. Ni à l’aise. Ça doit demander une posture mentale bizarre. Le pouvoir de l’image et la puissance d’action sont deux choses très différentes.
Fantazio : Quand on commence la scène, c’est vrai que c’est pour dire « regardez-moi ». C’est de l’orgueil mais peu à peu, on le dépasse.
David Lafore : J’ai commencé l’art, le dessin et la musique un peu par nécessité. J’ai continué par habitude. C’est vrai qu’il y avait le plaisir de se montrer : j’adore ça depuis toujours, faire le pitre.
Fantazio : Je suis un Guignol aussi, ou plutôt un Gnafron, et faire des spectacles m’a aidé à donner une forme plus digeste à ce que je voulais montrer.
David Lafore : D’ailleurs, mon prochain disque est un prétexte pour monter sur scène en fait...

Vous vous considérez comme des artistes ?
David Lafore : Oui, bof. Mais pas dans le sens des clichés de Montmartre.
Fantazio : Moi, je me sens plutôt dans l’anti-artistisme. Ma fonction d’artiste, c’est de ne pas me prendre pour un artiste, de mettre en lumière des situations absurdes, de montrer la puissance de la vie. Je ne veux pas me camoufler derrière une paix apparente.
Apparente ?
Fantazio : Je ne suis pas en paix. Aujourd’hui, on vivrait plutôt dans une sorte de guerre civile camouflée. Il y a comme une hostilité sourde qui règne.
David Lafore : On demande de la soumission aux gens.
Fantazio : L’époque nie la complexité des choses. Pendant un spectacle, personne ne proteste jamais, le public est comme dressé. Pourtant l’art est un espace de liberté : l’artiste doit parvenir à être à l’aise avec sa liberté, il doit s’autoriser. Jean-Louis Costes, voilà un artiste complet ! Ce n’est pas un « professionnel », il est dans la « vraie » vie. Pour moi, être artiste, c’est d’abord une démarche, une recherche totale, comme celle de travailler avec plein de gens différents. Du travail et de la recherche.
David Lafore : D’ailleurs, il n’y a pas longtemps que j’arrive à retrouver sur scène mon état de facétie le plus pur. C’est un long chemin. Une fois, j’ai vu une comédienne de théâtre Butô : elle ne bougeait presque pas mais elle était dans un tel état d’abandon à elle-même que tout le monde était fasciné.
Fantazio : Le corps et la musique sont de moins en moins imbriqués sur scène, même en concert. La danse disparaît. Pourtant, au contraire, le spectacle devrait délivrer une certaine sauvagerie. Un spectacle, ça contient de la mort et donc de l’érotisme, c’est vivant. Malheureusement, les salles de spectacles deviennent des endroits de plus en plus mortifères, de moins en moins des lieux de vie. Tout y est très lisse, trop convenu. L’émotion est devenue une recette.
David Lafore : Toi aussi, pourtant, tu utilises des ficelles pour donner de l’émotion.
Fantazio : Oui, mais je suis contre le fascisme de l’émotion. Ce qui me gêne, c’est quand ça n’est plus qu’une recette.

À propos, est-ce que vous êtes des artistes à message ?
David Lafore : Oui, malgré moi : mon absence de message est déjà un message. Mais je ne suis pas engagé.
Fantazio : Le message est dans l’œuvre : Bashung visait une forme de reconnaissance littéraire, Brigitte Fontaine a construit une carrière très cohérente. Peut-être est-il là, leur message ? Il n’y a pas longtemps, j’ai fait un concert dans la Drôme, nous avons joué longtemps parce que nous nous sommes terriblement amusés : ça, c’est déjà un message, non ?

Des verres de bières vides encombrent la table. David nous demande si nous pouvons l’aider à déménager sa chambre d’hôtel, là, tout de suite. Trois sacs et une guitare. Alors nous partons, tous les trois, l’aider à se réinstaller dans une autre chambre, un peu plus loin, au-dessus d’un vieux bar montmartrois. Il fait toujours beau, le soir approche et nous sommes devenus un peu copains.

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