Jason Moran In my mind : Monk at Town Hall

Jason Moran dans l’intimité de Thelonious Monk


«Le jazz, c’est certes une question de rythme, d’harmonie, mais c’est aussi un enjeu social et politique.»

Christian Delage  Historien et réalisateur, est chercheur associé à l'Institut d'Histoire du temps présent.

Jason Moran, qui vient de se produire à Nice dans le New Quartet de Charles Lloyd, est un musicien non seulement accompli, mais ouvert à l’expérimentation, dans son domaine, comme avec les autres arts.  
Formé  d’abord à la musique classique, il est venu au jazz après avoir découvert, à l’âge de 13 ans, Thelonious Monk. Fasciné par la carrière atypique de ce dernier, il vient de lui rendre un hommage particulièrement remarqué, au Town Hall de New York, le 27 février dernier. C’est dans cette salle que la première cantatrice africaine-américaine, Marian Anderson, avait fait ses débuts en 1935, étant empêchée de le faire sur les autres grandes scènes.  

Moran a présenté une sorte de recréation du fameux concert de 1959 où Monk était entouré d’un grand orchestre, ce qui ne lui était jamais arrivé. Au lieu de rejouer chacun des morceaux, il a conçu un véritable spectacle faisant appel à la projection d’images, fixes et animées, dans une mise en scène signée par un vidéaste, David Dempewolf.  

Le recours à des documents d’archives a été rendu possible grâce au travail effectué par l’université de Duke – l’État d’où est originaire la famille Monk – qui abrite le «Jazz Loft project», récipiendiaire du fonds Eugene Smith: 4 000 heures d’enregistrements sonores et près de 40 000 photographies, produits entre 1957 et 1965, dans un immeuble de lofts de Manhattan, où Smith habitait et où la plupart des grands musiciens de jazz du moment se retrouvaient pour jouer ensemble. C’est là que Monk a préparé son concert de Town Hall.  

Les répétitions avec ses musiciens ont été filmées, et constituent aujourd’hui le document qui sert de fil rouge à l’hommage que lui rend Moran, auquel s’ajoutent d’autres images montrant Monk sur scène, ou sous l’objectif d’Eugene Smith. De son côté, Dempewolf a tourné dans l’appartement new-yorkais de Moran, ainsi que sur la plantation de Rocky Mount (Caroline du Nord) où les grands-parents de Monk étaient employés comme esclaves et où celui-ci a vécu ses cinq premières années.

Le dialogue ainsi instauré entre Moran et Monk se fait par l’intermédiaire d’un écran, situé derrière l’orchestre, sur lequel ces images sont montrées. Des voix mixées se font entendre, inconnues, ou reconnaissables, comme celle de Monk ou de Moran. Celui-ci, dans son album Artist In Residence (2006), avait déjà employé ce procédé avec la voix d’Adrian Piper («Breakdown the barriers, ...The misunderstandings...»), dont les paroles ont été choisies autant pour leur signification que comme matériau musical. Piper, née à Harlem en 1948, a importé les notions de «race» et de «gender» dans le vocabulaire  de l’art conceptuel, avant d’engager une recherche doctorale sous la direction de John Rawls à Harvard et de Dieter Henrich à Heidelberg et de devenir la première femme africaine-américaine à obtenir un poste de professeur de philosophie.
Moran a également fait appel à un artiste, Glenn Ligon, qui a conçu des motifs récurrents, comme pour les mots «In My Mind», souvent prononcés par Monk, qui se répètent sur un mode warholien.
Le concert/spectacle, présenté en France grâce aux organisateurs du festival Banlieues bleues en mars dernier, a emporté l’adhésion des auditeurs qui ont eu la chance d’y assister. C’est un moment exceptionnel, où l’histoire du jazz rejoint le temps présent. Jason Moran a réussi à rendre hommage à son maître, non pas dans l’affectation d’un héritage revendiqué, mais dans l’intimité d’une rencontre musicale « jouée » devant des spectateurs, dans la surimpression du jeu des deux pianistes tout comme dans la vitalité du corps orchestral. Il nous a accordé un entretien :

Comment avez-vous pris connaissance de l’existence des archives de Thelonious Monk?
En fait, c’est un critique du New York Times, Ben Ratliff, qui m’a dit un jour: «Tu sais que l’université de Duke possède un enregistrement sonore des répétitions de Monk en 1959 pour le concert de Town Hall ?». «Les répétitions de Monk? C’est incroyable, lui ai-je répondu, sachant qu’il n’y avait pas de captation de ce concert !». Avoir l’opportunité d’écouter la voix de Monk, le découvrir si disert, dialoguant avec son arrangeur, Hal Overton, c’est vraiment inespéré pour un musicien, surtout pour moi, dont la carrière a été déterminée par la découverte de ses disques.

À ce propos, dans quelles circonstances l’avez-vous découvert?
J’avais treize ans. J’habitais au Texas, dans une famille amatrice de jazz. Le souvenir précis que je garde, c’est celui du soir où mes parents venaient d’apprendre la perte d’un ami, un politicien local victime d’un accident d’avion. Ils regardaient les nouvelles à la télévision, mais le son du téléviseur était coupé, et le disque qu’ils écoutaient en était au morceau Round Midnight. Le choc n’était donc pas seulement l’écoute du standard de Monk, mais le couplage de cette écoute avec les images et la concentration de mes parents sur le petit écran.

Déjà du multimédia !
C’est vrai… je dois ajouter que, sur le moment, je m’étais dit que cela devait être facile de jouer Round Midnight au piano, ce qui n’est pas le cas, évidemment !
C’est après avoir reçu la commande du San Francisco Jazz Festival que vous vous êtes rendu à Duke…
Oui, je ne voulais pas simplement refaire le concert de Town Hall et me voilà  à Duke devant ces enregistrements. Un grand moment ! En fait, le responsable du Jazz Loft Project, Sam Stephenson, les avait trouvés en cherchant les photographies d’Eugene Smith. Je suis resté plusieurs jours à les écouter. Quand Monk parle, il est très clair sur ce qu’il veut faire et sur ce qu’il attend de ses musiciens. Même quand il donne l’impression d’improviser, il sait où il va. J’ai fait procéder à une transcription pour que l’on dispose d’une sorte de partition en vue de nos propres répétitions.

Êtes-vous allé sur les traces de la famille Monk ?
Oui, car je suis très concerné par la dimension raciale de l’histoire des Monk. Si nous ne parlons pas de cela, qui s’en fera l’écho? J’ai ainsi souhaité organiser le concert-hommage au Town Hall  autour de trois dates : 2009 (le cinquantième anniversaire), 1959 (l’année de la tenue du concert) et 1859 (l’époque de l’esclavage).

D’où vous est venue l’idée de faire appel au vidéaste David Dempewolf?
J’avais déjà travaillé avec une vidéaste, Joan Jonas. J’avais composé une musique  pour son spectacle «The Shape, the Scent, the Feel of Things». J’ai proposé à David, dont je connaissais les installations, de venir en Caroline du Nord pour voir les archives disponibles. Il a accepté l’idée d’un montage qui entremêlerait textes, voix et musiques.

Des images, mais aussi des peintures.
J’aime bien la texture de l’image, sa capacité à s’insérer dans un dispositif tout en jouant sur la transparence. J’ai fait également appel au peintre Glenn Ligon, qui vit et travaille à New York. Dans la petite communauté africaine-américaine, nous nous connaissons tous plus ou moins. J’avais vu à Londres une de ses installations, qu’il avait nommée d’après un morceau de Monk, Brilliant Corners. Quand j’ai parlé avec lui, je me suis très vite rendu compte qu’il le connaissait très bien. Il appréciait, également, les couvertures de ses disques, très «Village Vanguard».

Tout semble réglé au millimètre près, surtout quand vous surimposez votre interprétation à celle de Monk. Le calage du spectacle a dû être difficile?
Oui, nous avons dû répéter longtemps avant d’obtenir le bon timing. Il fallait à la fois cadrer la dimension multimédia du concert et laisser toute liberté aux musiciens pour qu’ils se sentent à l’aise, dans une sorte de zone libre entre le piano et l’écran. Le piano n’est pas leur instrument, et ils ne sont guère familiers de la présence d’images et de sons. Sur scène, quelque chose naît toujours de l’énergie que nous nous impulsons les uns les autres. Nous ne jouons jamais de la même manière.

Cette énergie, est-ce celle que vous communiquez à vos étudiants, à la Manhattan School of Music?
Oui, du moins j’essaie. En général, je commence ma Master Class en leur montrant un épisode de la série Eyes on the Prize, puis en leur faisant entendre un morceau de Charlie Mingus qui date des années 1960. Je leur demande de réagir ensuite. En général, pas plus de deux d’entre eux – sur 75 – me font part de leurs commentaires (!), mais cela permet de démarrer la discussion.

Vos étudiants sont-ils majoritairement africains-américains?
Non, pas du tout. L’école est trop chère et n’offre pas beaucoup de bourses.

Cela ne vous gêne-t-il pas?
Si, mais on ne peut aller contre l’état de la société américaine qui, malgré les acquis de la lutte pour les droits civils, reste inégalitaire. Et encore raciste, comme vient de le montrer l’épisode de l’arrestation arbitraire du professeur Gates à Cambridge ?
Boston ressemble à une ville raciste du Sud. Vous savez, le visage de Barack Obama est connu, sinon… il pourrait se faire interpeller, comme cela m’est arrivé alors que je stationnais en double file dans la rue, comme cela arrive toujours beaucoup plus pour les Africains-Américains que pour les autres! Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. Comme pour ce que nous ressentons quand nous jouons du Blues. Enseigner le jazz, c’est certes une question de rythme, d’harmonie, mais c’est aussi un enjeu social et politique.
Propos recueillis par Christian Delage
Article paru le 3 août 2009
http://www.slate.fr