propos sur Philoctète

Philoctète

Philoctète, dispositif
d’expérimentation ?

Pendant les dernières représentations de  Une sale histoire à partir de  La douce  de Dostoïevski à La Filature, scène nationale de Mulhouse, fin mai dernier, force était de me demander « et maintenant? »
Maintenant, aujourd’hui, fin novembre, la lutte est âpre, j’entends parler de surnuméraire en art alors qu’il manque partout, hors les grosses agglomérations.
Un léger dégoût ou déprime ou vaine colère me tenait au ventre car nous aurions pu prendre du temps pour comprendre ce qui arrive à cette France qui nous est étrangère, comptable, évacuant toute question, de petite vision, où les couvertures de Paris Match donnent les orientations politiques mais il fallait repartir sans attendre et la pensée d’un projet abandonné en 1995 s’est alors faite insistante.
Peur d’abord, était-ce le moment et en Alsace, de plus, où ce qui vient de l’est ou du sud inquiète?

Etais-je en état, c’est à dire capable d’une certaine distance, pour aborder l’écriture de Heiner Müller?
Un projet artistique part d’une énigme à résoudre, d’opacité.
Pourrions-nous dire que c’est parce que l’on n’y comprend rien qu’on s’y attarde ? L’être humain n’est résolument pas clair, il me semble.

A Avignon, nous faisons une lecture du texte dans le jardin des Doms où les enfants jouent en petite carriole comme dans certains films anciens, avant les guerres ou catastrophes, sous un soleil de poussière. Ivresse, fatigue, mais la décision est prise.  Nous sommes dans la gaîté du projet.
Simplement prendre les choses dans l’ordre, se rassembler et puis lire et parler, « envisager ».
C’est essentiel.

A mon retour à Strasbourg, je téléphone à Jean Jourdheuil pour lui demander si d’autres metteurs en scène ont Philoctète en projet et il me dit qu’une nouvelle traduction verra le jour dans les prochains mois avec un travail sur la Fabrique Philoctète . I
l y a un projet éditorial dans la veine de celui mené autour d’Hamlet Machine (éditions de Minuit).
« La plaie (de Philoctète) peut être utilisée comme arme, car le pied désigne le trou dans le filet, la faille dans le système, l’espace de liberté entre l’animal et la machine -sans cesse menacé et sans cesse à reconquérir - où point l’utopie d’une communauté humaine. »
(Heiner Müller trad. Jean-Louis besson et Bernard Sobel)

Il attire mon attention sur le fait qu’il s’agit d’en finir avec une lecture classique et dramatique du texte de Heiner Müller.

 Il s’agirait d’un dispositif d’expérimentation :
Un homme mis à l’écart dix années durant sur une île déserte est-t-il récupérable par ceux qui dorénavant ont besoin de lui et rusent pour le ramener ? Quelles sont les armes dorénavant utilisées ?
Il est matériau de travail et recoupe, je pense, notre situation historique, l’est et l’ouest dorénavant revendiquent un corps commun.
L’enthousiasme me gagne, mon désir habite d’autres esprits.
Je ne sais pas tout ce que tout cela veut dire mais d’emblée je me mets le texte en bouche pour ressentir ce que cela fait au corps, le mien, femme de langage traversée aussi par les dominations et liquidations ou plutôt par les récits autour de celles-ci mais vivant le crime permanent contre l’humanité.
Je ressens qu’il y faut de la chair, que ce n’est pas une matière abstraite et que l’éclaircissement viendra du « dire », de balancer la langue, que ce n’est pas aussi énigmatique que dans la lecture silencieuse, qu’il s’agit bien de parole, que les trois personnages ont une même importance, des façons radicales d’être au monde,

  • le langage et son travestissement pour Ulysse le Politique,
  • le cri pour Philoctète l’Homme ancien
  • le meurtre dans le dos, pour le jeune Néoptolème.

Car un homme mort est égal à un homme vivant, peu importe, dorénavant personne ne fera plus la différence. Ecart fondamental avec le Philoctète de Sophocle.

Ou pour reprendre Jean Pierre Vernant « Comment un groupe humain, attaché à sa permanence et son identité, aborde-t-il le problème de l’Autre, sous ses différentes formes, depuis l’homme autre, différent de soi, jusqu’à l’autre de l’homme, l’absolument autre, ce qu’on est impuissant à dire et à penser, qu’on l’appelle mort, néant ou chaos ? »

On pourra toujours pleurer sous la culpabilité et faire du bon sentiment dans les magazines people devant les photos de massacre. Ou de l’aide au développement ou de l’insertion.

Pendant les palabres la guerre toujours continue jusqu’à la destruction des cités, ici Troie mais jusqu’à la guerre du Japon dit Heiner Müller. Où en sommes nous depuis sa mort et son interdiction lors des commémorations de Verdun ? « En flux tendu », ça continue chaque jour et la France peut être sortira d’un marasme économique ou de la saturation des marchés grâce à de nouvelles ventes d’armes.

Dans le beau film (tellement controversé) de Nicolas Klotz  La question humaine , on termine par « Ma soeur, ein Stuck, Mon amour, ein Stuck, Stücke, mes voisins... », sur fond d’écran noir (la citation est réinterprétée par ma faible mémoire mais juste dans l’idée).
Je sens que la partie sera rude pour monter le projet, comme toujours mais quelque chose est à bâtir pour que nous mêmes redevenions spectateurs, c’est à dire tentions d’y voir quelque chose.

Le théâtre est toujours un bouleversement imprévu, aussi pour ceux qui le font.
Et nous sommes nombreux, nous aussi, peut être pas assez nombreux quoiqu’en disent les organisateurs.
 
Prenons-y plaisir et sans consolation, c’est indispensable.