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Etty Hillesum, portrait en duo

Etty Hillesum: une intellectuelle libertaire dans les camps

Contrepoints parfaits du journal d’Anne Frank, les textes d’Etty Hillesum se distinguent par une valeur littéraire et historique égale. Ses Ecrits, qui rassemblent son journal, ses lettres, permettent enfin d’avoir une vision totale de cette intellectuelle libre, sensuelle, spirituelle et extraordinairement douée pour s’étudier, morte à Auschwitz en 1943.

Ce n’est un secret pour personne : l’histoire participe souvent de la gloire littéraire. Certains textes, par les éclairages uniques qu’ils apportent, acquièrent une telle valeur documentaire que la question stricte de leur style devient hors propos. C’est le cas du Journal d’Anne Frank, à l’écriture précise, mais adolescente. Ce ne sera jamais celui des oeuvres de sa contemporaine et compatriote Etty Hillesum. Enfin réunis, son journal et sa correspondance témoignant d’un esprit à la fois rigoureux et audacieux, aussi douée pour l’introspection sans complaisance que pour décrypter le monde qui s’abîmait autour d’elle, et s’en sauver par l’intelligence et la foi. Une flèche de 27 ans, dont la trajectoire s’est arrêtée dans le brasier de la barbarie.

Jusqu’ici, ses écrits avaient été chaotiquement et sporadiquement publiés. Une vie bouleversée, les extraits de son journal, avaient créé un immense émoi lors de leur première parution, en 1982. Suivirent des extraits des lettres, d’autres portions du journal… Pour en venir à ce volume, établi par la fondation à son nom, lequel rassemble la totalité de ses oeuvres publiables.

Le premier cahier de ce journal, débutant en 1941, dévoile une jeune intellectuelle juive ans, étudiante en russe à l’université d’Amsterdam, qui cultive sa liberté de moeurs et a déjà derrière elle une longue expérience sensuelle. On la découvre aux prises avec S… (Lucius Spier), son thérapeute, et l’homme qui marquera sa vie. Juif berlinois, chirologue (il tire des diagnostics de la lecture des mains), Spier est aussi un praticien aux intérêts divers, versé dans la théorie freudienne et qui a achevé une analyse didactique avec Jung. Un homme de 54 ans avec lequel Etty mènera une longue danse érotique et intellectuelle, à l’image de ces séances de lutte thérapeutique auxquelles ils se livrent, et qui durera jusqu’à la mort de ce mentor, en 1942. Même si Etty suit volontiers ses conseils (« Résultat du petit quart d’heure bouddhique : eu très froid par terre ») difficile de dire qui, de l’homme mûr ou de la jeune fille précoce, cultivée et pleine d’humour conduit leur ballet.

Loin d’être dupe des mouvements de cet homme qui l’attire et la repousse à la fois, Etty dévoile d’abord les vertus pénétrantes de son esprit dans l’étude de ses désirs. « Je ne suis pas amoureuse, mais tout à fait captivée par lui. Il est le premier partenaire de valeur à qui je me mesure ». L’écriture vient renforcer son acuité : les troubles qui la saisissent chaque jour sont enfermés chaque soir dans son journal. « Ce besoin d’écrire, je le comprends aussi, je crois. C’est une autre façon de posséder, de tirer à soi les choses par les mots et les images. Et c’était là, jusqu’à présent, l’essence de mon besoin d’écrire : me cacher loin de tous avec tous les trésors que j’avais accumulé, noter tout cela, le retenir pour moi et en jouir ».

Dévolu à l’amour, le journal s’enténèbre peu à peu à mesure que la tutelle allemande sur la Hollande se fait plus cruelle pour sa communauté juive. « Nous ne sommes que des vases creux où s’engouffre le flot de l’histoire du monde », écrit-elle le 15 juin 41, au lendemain d’une vague d’arrestations. Plus haut dans le Premier Cahier du journal, pointent déjà les prémisses de cet humanisme qu’elle manifestera jusqu’au bout. « La barbarie nazie éveille en nous une barbarie identique, qui emploierait les mêmes méthodes, si nous avions le pouvoir de faire ce que nous voulons à l’heure qu’il est. Cette barbarie qui est la nôtre, nous devons la rejeter. » Le monstre dort en chacun ; il en faut peu pour le réveiller et beaucoup de courage pour l’en chasser ! Déjà, Hellisum scrute la barbarie avec la même perspicacité qu’elle se scrute elle-même. Au point de percevoir ce qui lie l’un et l’autre.

En 1942, elle obtient un poste au Conseil Juif d’Amsterdam, sinistre institution mise en place par les Allemands pour mieux assujettir leurs victimes. Nommée au camp de Westerbork, se vouant à l’impossible tâche de faciliter la vie des déportés, elle effectuera de nombreux aller retour vers Amsterdam, mais retournera toujours. Parce qu’elle « refuse d’entrer dans la clandestinité pour partager le sort de son peuple », comme l’écrit la biographie liminaire. « Souvent on se fâche quand je dis « que ce soit moi où un autre qui parte, peu importe, ce qui compte, n’est-ce pas que tant de milliers de gens doivent partir ? » Il n’est pas vrai que je veuille aller au-devant de mon anéantissement un sourire de soumission aux lèvres. Ce n’est pas ça non plus. C’est le sentiment de l’inéluctable, son acceptation et en même temps, la conviction qu’en fait, rien ne peut plus nous être ravi. […] On me dit : « quelqu’un comme toi a le devoir de se mettre en sûreté, tu as encore tant de choses à faire dans la vie, tant à donner ». Mais ce que j’ai ou non à donner, ne pourrai-je pas le donner où que je sois, ici dans un petit cercle d’ami ou ailleurs dans un camp de concentration ? »

Ce humanisme avisé – Etty connaît déjà bien la réalité des camps- prend toutes sa dimension dans ses lettres, lesquelles nous plongent aussi au coeur de l’univers concentrationnaire. Et livrent des témoignages terrifiants sur la vie à Westerbork, ces trains qui arrivent et déversent leur flot de détenus, ces autres qui partent vers la Pologne et que l’on redoute de prendre ; le commandant nazi, ses bouffons juifs, les folles tentatives d’évasions et les sanctions collectives qui s’ensuivent… Mais envers et contre toutes les horreurs, Hillesum maintient sa foi en l’homme, la soutient par de solides démonstrations philosophiques, qui s’unissent à sa foi. Car cette lectrice avisée Dostoïevski et de Saint Augustin enveloppe aussi son credo humaniste d’un credo spirituel, qui tendra peu à peu vers le christianisme. Un christianisme splendide parce qu’il ne se pare pas des illusions de l’espoir, mais parce que l’esprit implacable et libre d’Hillesum y cède par les seules puissances de la réflexion et de la méditation. Une spiritualité optimiste, née dans un camp de concentration.