Claire  Truche Jean Philippe Salerio
Claire Truche Jean Philippe Salerio

J’avoue avoir été un peu décontenancé par la commande de Claire et Jean-Philippe.
Une contrainte si forte, si radicale : Écrire une pièce sans mots !  Un texte sans texte !
Pas tout à fait, puisque les didascalies sont du texte, mais une pièce de théâtre sans dialogues !!?
Alors que les dialogues me donnent tant de plaisir quand j’écris du théâtre.
J’ai eu la sensation qu’il me demandaient une photo de moi avec un sac sur la tête, ou une démonstration de danse en restant assis sur ma chaise. J’aurais pu mal le prendre :
« On aime bien ce que tu écris, mais surtout n’écris rien. »
Et puis j’ai relu mes classiques modernes, Beckett, Peter Handke et je me suis dit : « Pourquoi pas ? ».
Loin de me fermer des portes, cette contrainte
m’ouvrait des horizons.
J’ai toujours aimé les contraintes, à cause de Pérec, de l’Ouvroir de Littérature Potentielle, à
cause des bouts rimés de mon enfance, des cadavres exquis ...
Des jeux de mots au jeu d’acteur, de la grammaire des corps au vocabulaire des cintriers, il y a sûrement quelque chose de mystérieux à inventer là, et je dis oui, j’accepte le projet de cette comédie italique.
Leur dogme surprenant plaide pour la bonne cause, un vieux rêve : un spectacle pour tous,
sans distinction de latitude ni de longitude.
Qu’est-ce que ça peut bien être du théâtre sans paroles ?

Du mime, du clown ?
Je ne connais ni l’art du mime, ni celui du clown. Le peu que j’en sais me servira sans doute, me reviendra comme ça, sans prévenir, accompagné des silhouettes tremblantes de tous les acteurs du cinéma muet.

De la danse ?  Les chorégraphes viennent de plus en plus se frotter au théâtre, pourquoi ne
pas aller faire quelques pas de leur côté, avec nos moyens – et avec en mémoire le Quad
épuisant de Beckett ?

Mais surtout du théâtre. Le plateau, la salle, la coulisse.  Cet endroit. Boite à magie. Je sais
que deux acteurs y seront engloutis, comme Pinocchio et Gepetto dans le ventre du requin
géant. Le théâtre je le connais un peu, beaucoup, passionnément, j’y travaille depuis tant de
lunes ; il y a bien des choses à y faire, à inventer, à explorer, avant d’ouvrir les lèvres pour
prononcer le premier mot. Il y a tant de possibles dans ce vide apparent, tant de fantômes
dans cette usine à rêves, que je ne me priverai pas d’y poser simplement un acteur, un
deuxième, et d’attendre.

Ils sont là tous les deux, Elle et Lui, à faire du théâtre sans les mots. Comme on ferait du
vélo sans guidon. Encore une heure en silence. Une heure avant le texte, avant le mot
« fin ».
Avant de replonger dans le monde qui bruisse. Une heure dans un instant d’oubli,
d’hésitation, dans la suspension qui précède l’ouverture de la bouche, quand la pensée est
claire, l’intention précise, quand le corps prend un dernier appel.
Elle et Lui. Ils font un pas, deux pas. Inquiets, ils ont un peu peur. Ils repartent, ils ont les
mains vides. Ils entrent. Ils sortent. Ils passent. Ils disparaissent. Ils surgissent, s’urgissent,
soufflent, espèrent. Ils ne regardent pas par là. Il y a un trou de serrure qui prend tout l’horizon. C’est ouvert à tous vents.

Voyageurs sans bagages, ils arrivent bord du quai – bord plateau, cette ligne-frontière. Ils s’arrêtent devant les grilles, animaux imaginaires.
Prisonniers d’un quatrième mur.
Pile face à face. Aïkus des corps, aïkus des coeurs, partition des venues pour rien, des instruments qu’on s’est trompé, des arrivées répétitives, pour gagner la place – the corner, avec une pancarte blanche, une banderole un peu défraîchie. De dos, sans être vu, se mettre des trucs dans les oreilles pour entendre ce qu’on n’a pas dit. Soixante-sept actions d’une minute.
Ici, sorti de son texte.

Rémi Rauzier