Quelque part vers Ouistreham

L’étourdissement

Denis Déon

Quelque part vers Ouistreham

Avec « l’Étourdissement », la compagnie Sens inverse présente une mise en théâtre du roman qui valut à Joël Égloff le prix Inter en 2005. Un spectacle que l’on reçoit comme un coup de poing dans le ventre. Sur la scène un vélo, sur le vélo, un homme, seul : Denis Déon, qui jouera le narrateur ainsi que les autres petits personnages qui croiseront sa route. Chemin faisant, l’homme va raconter sa triste vie, son horrible environnement, tout droit sorti des Saisons de Maurice Pons ou de la route de Cormac Mc Carthy. Dans ce village cerné par l’usine chimique, la voie ferrée où ne circulent de temps à autre que des wagons de marchandise et l’abattoir, unique pourvoyeur d’emplois, on ne voit jamais le soleil. Et pourtant, c’est la campagne, ce fut la campagne en tout cas. Un monde de fin du monde.

À l’abattoir, il y a tant de bruit avec les machines, les bêtes qui crient de peur, les petits chefs qui hurlent des ordres qu’on ne comprend même pas, qu’il est impossible de s’entendre et de se parler. Exit toute solidarité ou semblant de chaleur humaine. Une solitude à couper au couteau. De toute façon, passer sa vie maculé de sang à tuer des animaux détruit en vous beaucoup de votre humanité. Sauf à parler, parler, histoire de se prouver qu’on existe. Sauf à se souvenir des rêves d’amour avec l’institutrice qui faisait régulièrement visiter l’abattoir à ses élèves, seule sortie culturelle du coin… Mais l’homme est si timide, écrasé, mis à terre, qu’il n’a jamais pu changer en mots ce rêve, et elle n’est plus venue. Reste les bimbos sur les calendriers…

Survivre

On pourrait croire que ce spectacle est sinistre. Et c’est vrai, car il nous oblige à voir ce que notre société fait subir aux plus faibles d’entre nous. On a l’impression de relire le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Et l’on ressent à la fois une profonde compassion et une grande colère. Mais l’écriture de Joël Égloff est vive, drôle, imagée. Les portraits qu’il brosse sont pleins d’humanité, touchants et justes. Les rencontres qu’il imagine sont surréalistes (comme la scène où on n’arrive pas à annoncer à la femme d’un collègue que son mari est mort – on dirait du Ionesco), les situations burlesques (comme la séquence où le brouillard est si dense que l’homme tourne autour de l’usine jusqu’au soir sans la trouver – on dirait du Devos). Jamais il ne caricature ou alors avec une pudeur et un respect palpables, jamais il ne verse dans le discours misérabiliste ou militant. La mise en scène elle aussi, très vivante, avec ses adresses au spectateur et la grande proximité de l’acteur avec le public, concourt à digérer une réalité qu’on soupçonne insoutenable.
Quant au jeu de Denis Déon, subtil et expressif, il est tout bonnement absolument juste et varié : il change de voix et d’aspect pour mieux faire entendre les dialogues, créant une galerie de petits personnages ayant chacun leur personnalité, leurs contours propres.

Voici donc un spectacle dur mais nécessaire, dont on sort bouleversé, sans doute un peu meilleur.

Par Trina Mounier Les Trois Coups.com