Denis Déon dans l'Etourdissement

« Quand le vent vient de l'ouest, ça sent plutôt l'oeuf pourri. Quand c'est de l'est qu'il souffle, il y a comme une odeur de soufre qui nous prend à la gorge. Quand il vient du nord ce sont des fumées noires qui nous arrivent droit dessus. Et quand c'est le vent du sud qui se lève, qu'on n’a pas souvent heureusement, ça sent vraiment la merde, y'a pas d'autre mot ».


Je suis né à la campagne entre les pêchers et les cerisiers et pas loin de l'usine chimique. Quand c'était le vent du nord qui soufflait ça sentait le chou pourri. On n'a jamais bien su pourquoi. L'hiver, on regardait les paysans sulfater leurs terres avec de drôles d'engins. Au début ils avaient un bonnet sur la tête. Plus tard ils se sont transformés en cosmonautes. Ma mère me disait de ne pas trop sortir dehors quand ils arrosaient les pêchers. Aujourd'hui à la place des arbres, il y a des lotissements et des zones commerciales. Les terres se sont bien vendues et les cosmonautes ne sont plus là. Seule l'odeur de l'usine n'est pas partie. Le monde pollué, sans soleil et sans horizon de « L'étourdissement » peut sembler exagéré. Ses personnages caricaturaux, noyés dans un quotidien absurde, prêtent à rire.

Mais dès que je traverse une zone commerciale, que je me perds dans un lotissement, que j'aperçois de l'autoroute une centrale nucléaire ou que je lis le témoignage d'un ouvrier qui travaillait à « Eternit » l'usine d'amiante à coté de chez nous, le texte de Joël Egloff me revient en pleine figure, il sonne juste. Il met en mots les travers de la modernité.  « L'étourdissement » c'est l'envers du décor, c'est le négatif de nos sociétés de croissance économique.
C'est le monde d'après, décharné, abandonné, qu'on a pressé comme un citron et dont il ne reste que l'écorce rouillée. Même les supermarchés et autres pôles de commerce ont déserté. Beaucoup cependant n'ont pas pu partir. Ils sont coincés là. Ils travaillent à la déchetterie et aux abattoirs. C'est tout ce qu'on leur a laissé. Ce sont les éternels perdants de l'histoire. C'est de ces anonymes dont je veux parler.
Denis Déon