Radio Mille Collines, la tuerie dans la bonne humeur

Hate Radio

Radio Mille Collines, la tuerie dans la bonne humeur

LE MONDE | 23.07.2013 à 10h51 • Mis à jour le 26.07.2013 à 20h18 |
Par Fabienne Darge (Festival d'Avignon, Envoyée spéciale)

Dans un cube de verre, Milo Rau met en scène la vie de la radio RTLM, qui a joué un rôle majeur lors du génocide rwandais.
C'est peu de dire que l'on sort bouleversé, profondément ébranlé, de Hate Radio, le spectacle que le jeune metteur en scène suisse Milo Rau a conçu sur le génocide rwandais. La rigueur, l'intelligence, la hauteur morale, la force de frappe du projet impressionnent, dans ce que l'on a peine à appeler un "spectacle" – une proposition, en tout cas, qui vient compléter magistralement le voyage offert par ce Festival d'Avignon dans l'histoire de l'Afrique, notamment avec les oeuvres de Brett Bailey et du collectif Rimini Protokoll (Le Monde du 15 juillet).
Cela tient à la manière qu'a Milo Rau de travailler la matière du réel elle-même, et au parti qu'il a pris de mettre en regard les témoignages de survivants et la parole des génocidaires. Le coeur du spectacle est en effet la reconstitution d'une émission de la Radio-Télévision libre des Mille collines (RTLM), cette fameuse radio qui a joué un grand rôle dans le génocide au cours duquel, entre avril et juin 1994, entre 800 000 et un million de Tutsi et de Hutu modérés ont été sauvagement assassinés.

RESCAPÉE DES MASSACRES
Hate Radio s'ouvre – et se clôt – sur ces témoignages de survivants, d'autant plus remuants qu'ils sont présentés de manière extrêmement sobre, sans aucun pathos, et qu'ils sont portés par des acteurs qui, à des degrés divers, ont tous des liens avec l'histoire du Rwanda. L'une d'entre eux, Nancy Nkusi, est elle-même une rescapée des massacres. Dans le spectacle, elle raconte sa propre histoire.
Puis, dans le cube de verre installé au milieu de deux gradins de spectateurs qui se font face, c'est la plongée, hallucinante, dans la vie du studio de la Radio des Mille Collines. Milo Rau y met en scène quatre des animateurs principaux de cette radio, qui ont été condamnés par la suite dans les procès d'Arusha, menés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda : le disc-jockey de la station ; Georges Ruggiu, "journaliste" (si l'on peut dire) belge fraîchement débarqué au Rwanda ; Valérie Bemeriki, la vedette de la RTLM ; et Kantano Habimana, l'idéologue du groupe.
Diogène Ntarindwa, Sébastien Foucault, Nancy Nkusi et Afazali Dewaele dans "Hate Radio" au Festival d'Avignon.
Hate Radio montre, pas à pas, la construction de la rhétorique génocidaire, les appels au meurtre et les dénonciations en direct qui ont fait alors le quotidien de cette radio interactive. Milo Rau fait voir surtout – et c'est le plus glaçant, le plus dérangeant – que tout se passait dans une ambiance "bon enfant", joyeuse et libérée, un peu comme elle pourrait l'être dans un studio de Fun Radio, par exemple.

COMMENT LES IDÉOLOGUES DÉTOURNENT LE SENS DES MOTS
Les animateurs rient, boivent de la bière, dansent sur l'excellente musique, à dominante de rumba congolaise, choisie par le DJ. Et ils appellent les "vrais Rwandais" – les Hutu, donc – à massacrer ces "cafards" de Tutsi, en une sorte d'ivresse tournant sur elle-même, qui vous laisse cloué sur votre fauteuil.
Words, words, words, disait Shakespeare. Au Rwanda, les mots ont tué. Un des aspects les plus intéressants du spectacle – mais il y en a bien d'autres –, c'est de voir comment les idéologues détournent le sens des mots, et de l'histoire. Les Hutu, auteurs du massacre, sont assimilés aux Résistants français et les Tutsi, victimes du génocide, aux nazis...
Bien sûr, Milo Rau a travaillé très solidement sur le plan documentaire. Né en 1977, il a été l'élève de Pierre Bourdieu – Hate Radio est aussi une critique des médias –, avant de devenir sociologue, critique, réalisateur de cinéma et metteur en scène de théâtre. Il pratique depuis quelques années, avec sa société de production, l'International Institute of Political Murder, un théâtre du réel esthétiquement assez élaboré, et qui cherche l'intervention dans la "vraie" vie. Les spectacles qu'il a signés sur le procès des Ceausescu (en 2009) ou, tout récemment, sur celui du groupe punk-rock féministe Pussy Riot en Russie, faisaient intervenir directement des acteurs de la vie réelle.

À LA JUSTE DISTANCE
Son spectacle ouvre sur les mêmes questions abyssales et sans réponse que les trois livres, magnifiques, consacrés par Jean Hatzfeld au génocide rwandais. Mais ici, le théâtre apporte évidemment quelque chose de plus, dans l'incarnation des victimes et des bourreaux – des bourreaux que Milo Rau regarde à la juste distance, sans une once de complaisance, mais sans en faire non plus des animaux de zoo. Avec une sorte de regard objectif, extrêmement tenu. Ils font partie de l'espèce humaine, et c'est bien là toute la question.
C'est d'autant plus sensible que les cinq acteurs, Afazali Dewaele, Sébastien Foucault, Estelle Marion, Nancy Nkusi et Diogène Ntarindwa, sont extraordinaires de vérité. A aucun moment on ne pense qu'il s'agit de personnages, au point que la frontière entre la fiction et le réel se trouble. A la fin, l'acteur qui incarne l'un des survivants dit doucement : "Je ne saisirai jamais la pensée de nos voisins hutu. Je ne crois pas qu'il n'y aura plus jamais de génocides."
Hate Radio nous met face à l'impensable