Le monologue réinventé

A tour de rôle

deux légionnaires assis dans un bar boivent des bières
Pierre et David Dans " les legionnaires"
En général, les pros du monologue occupent le terrain d’entrée de jeu. Ils arrivent à pisser d’un coup aux quatre coins de la scène pour marquer le territoire dans lequel ils s‘installent pour la soirée, à la grande joie des spectateurs.

Pierre, quant à lui, prend le temps d’ignorer superbement le public, et on se sent presque gêné de surprendre ses premières confidences à une sardine rescapée au fond d’une boite… Lorsqu’il lui « rend sa liberté » en la plongeant dans le petit aquarium, « bouche-toi le nez, je lâche… » on commence à entrevoir l’étendue des bizarreries que nous réserve ce crâne embrumé…

Les virtuoses du soliloque fonctionnent habituellement comme les sportifs de haut niveau : « On démarre à fond… puis on accélère ». Le rire doit fuser toutes les dix secondes, sans interruption.

Pierre, lui, est plutôt un cérébral, même quand il ne dit rien. Mais la tension est bien là, et les rires fusent dans le silence. Il lui suffit de regarder un objet pour le transformer instantanément en interlocuteur possible. Et ça marche. Un reste d’emballage oublié sur le sol et qui lui colle obstinément aux chaussettes finit par le renseigner sur ses folies de la veille… une paire de lunettes de soleil le transporte sur une plage encombrée : « pardon, madame…paaardon… » enjambe-t-il… à un lampadaire qui semble l’observer, il affirme qu’il est huit heures moins le quart…

Les champions du monologue bondissent d’un personnage ou d’une situation à l’autre, ne s’autorisant pour toute respiration que quelques « noirs », tremplins vers la séquence suivante.

Pierre ne bondit pas, il installe. Ses dérives, si cocasses ou surréalistes soient-elles, s’additionnent petit à petit jusqu’à remplir tout l’espace, son espace, qui se met à déborder de la scène pour occuper toute la salle. On se sent peu à peu envahi, possédé, phagocyté. Et c’est bon. Tel le lapin pressé d’« Alice au pays des merveilles », il nous a embarqué de l’autre côté du miroir et on découvre avec stupeur tout ce que peut contenir ce qu’on croyait n’être qu’un banal moment de solitude : Les amours contrariés « du lièvre qui avait la bouche en cul de poule et de la poule qui avait un bec de lièvre », les considérations philosophiques échangées avec Thomas d’Aquin, « sacré Thomas d’Aquin… » les sentences grandiloquentes à un hypothétique neveu, l’étonnant tête-à-tête puis la violente algarade avec le poste de télévision, la cuite mémorable… il joue à se faire rire, à se faire mal, à se faire peur… et nous, nous avons peur, nous avons mal, et nous rions, forcés de ne pas oublier que l’humour est peut-être bien la politesse du désespoir.

La tragi-comédie s’achève en fondu enchaîné, comme si son héros voulait partir sur la pointe des pieds… Pas une seule fois il ne nous a adressé la parole, et pourtant nous le connaissons comme un ami, comme un frère. On comprend alors qu’il nous a donné beaucoup et que cette rencontre va plus loin que celle d’un artiste avec un public : celle d’un humain (dont le rire est le propre), avec ses semblables.»

Lettre ouverte de Jean-Paul Angot,
Directeur de l’Espace Malraux / Chambéry