Pierrick Pedron et une majorette
Portrait par Elise Dutartre
Un trip pop dans le jazz, c’est tout l’enjeu de cette œuvre au collectif qui dépasse les histoires d’ego. Des premières trames mélodiques captées sur son portable à l’enregistrement au studio ICP de Bruxelles, le chemin fut parsemé de questions pour Pierrick Pedron. « Comment imbriquer les pistes de fanfare dans la thématique de mon sextette, sans tomber dans le collage ni sonner clichés ? Comment les assembler pour créer une histoire en continu ? » La bonne idée lui a été soufflée par la vidéaste et photographe Elise Dutartre : scénariser tout ce disque autour de la vie d’une majorette. La jeune fille à la baguette va devenir le personnage central de cette bande-son supersonique. « Ce n’est pas comme un film. C’est tout l’inverse : il y a la musique et il faut imaginer les images. » Neuf rêves ? Neuf cauchemars ? Cette suite de neuf morceaux se lie en des fondus enchaînés, qui racontent les tourments d’une nuit – de la vie – d’une « cheerlader ». On pourrait aisément parler d’album concept. On dira plutôt que Pierrick Pedron, superlatif sur son biniou, signe là un disque manifestement majeur.





Le disque de Pierrick Pédron surgit de façon complètement inattendue dans le paysage du jazz européen. Arrivé à une splendide maturité, le saxophoniste de jazz, chef d'orchestre et compositeur offre, avec sa suite orchestrale, la BO imaginaire d'un film qui ferait bien d'exister. On y suivrait une journée dans la vie d'une majorette échappée du Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles, pour se réfugier sous The Dark Side of the moon, de Pink Floyd. Adorable, rêveuse, imaginative, elle a une voix. Pas une voix de chanteuse, sauf, pour deux mesures guillerettes, celle d'Elise Caron, la muse amusée. Pour le reste, comme jadis Charlie Parker avec ses cordes, la voix est le saxo alto de Pierrick Pédron enregistré avec son quintet au milieu d'un orchestre de treize cuivres, de percussionnistes, de choristes, d'une fanfare éclaboussante. Cette voix instrumentale, pure et droite, sensible, frangée d'accents mélancoliques, on l'entend mixée à distance. On pense à Beth Gibbons, de Portishead, sur Roseland NYC Live. Cheerleaders (littéralement, « celles qui ouvrent la voie aux saluts et acclamations ») se révèle féerie d'aujourd'hui, mise en espace grandiose, fabriquée avec le tissu de nos nostalgies. Humour et émotion, sens du drame et amour de la beauté sonore telle qu'on peut la produire en studio quand on a beaucoup de talent et les équipements de pointe.

L'idée jazzique neuve est ici celle d'une suite scénarisée, avec enchaînement de thèmes au moyen d'interludes orchestraux ou électroniques. Véritable oxymore, voici l'équivalent musical d'un récit intérieur chanté à pleine voix. Le saxophone de Pierrick Pédron y joue son rôle corps et âme, improvisant ce que vit une jeune femme qui rêve à l'amour, qui se révolte, désire, se réjouit, s'angoisse en virevoltant sur les musiques que lui offrent ses admirateurs. Incarnant à la fois l'amoureuse et son viril amant, le saxophone passe d'un sentiment à l'autre, danse avec l'orchestre, la fanfare, les dames du choeur. On danse avec lui, avec elle, et tout devient alors très beau, très prenant, joyeux, dramatique et émouvant.

Si ce disque impressionne autant, c'est aussi parce qu'il est peut-être le dernier d'une époque, ou alors - et on le souhaite, malgré la crise - il en annoncerait une nouvelle pour le jazz. Un jazzman, en France, n'a jamais bénéficié de conditions de production aussi favorables que celles offertes à Pierrick Pédron pour cet album ; il y a là encore du conte de fées. Son CD précédent, Omry, en 2009, tranchait déjà avec les maigres budgets d'enregistrement que les Européens se voient consentir. A sa sortie, un couple de mécènes, admirateur de sa musique depuis longtemps, lui dit alors : « Tu as 40 ans, et si pour toi le moment est venu de voir grand, on t'en donnera les moyens. » Il reste abasourdi. Puis se met à réfléchir. Qu'avait-il envie de jouer si on ne lui fixait pas de limites, lui le saxophoniste be-bop qui, avec Omry, avait déjà accom¬pli un grand pas de côté par rapport au courant principal du jazz contemporain qu'illustraient ses deux précédents disques, Classical Faces (2004) et Deep in a dream (2005) ? Bien avant d'avoir connu le jazz, il avait été imprégné de rock anglais, la tendance progressive des années 1960, cette culture jeune et populaire, déjantée, et parfois si délicatement, si puissamment inventive, celle des Beatles, de Pink Floyd, de Deep Purple, de Yes, de Jethro Tull. Mais ce qui surgissait surtout chez ce Breton ayant appris la musique sur le tas, dans les bals, c'est un écho de l'enfance, le souvenir d'une fanfare qui représentait alors tout son désir de musique. En chacun de nous sommeille un souvenir proustien ; celui de Pierrick Pédron a été réveillé par l'offre miraculeuse d'une carte blanche.

Il parle alors à un ami d'enfance d'un grand projet de jazz orchestral, une expérience en studio autour d'une fanfare. L'ami approuve, encourage. Il s'appelle Ludovic Bource. Expérimentateur tout terrain, il a arrangé L'Imprudence, d'Alain Bashung, et composé des musiques de films, notamment celle de The Artist, muet en noir et blanc de Michel Hazanavicius, grand succès au dernier festival de Cannes. Sept jours durant, ils enregistrent ensemble - Bource assurant la direction artistique - à Bruxel¬les, dans le studio où officie un fameux ingénieur du son et génial mixeur, Jean Lamoot (Bashung, Salif Keita, Noir Désir, Etienne Daho). Les compagnons de route réguliers de Pédron se mobilisent : le pianiste et claviériste Laurent Coq propose harmonisations et orchestrations, le bassiste Vincent Artaud dirige l'orchestre et le choeur, le guitariste Chris De Pauw lance ses accords multicolores, les deux batteurs Franck Agulhon et Fabrice Moreau concourent au corps-à-corps rythmique. La cinéaste Elise Dutartre filme les sessions, invente la majorette et réalise un vidéoclip emballant (1) .

Tel est donc le générique de cette oeuvre collective où chacun a livré profusion d'idées, Pierrick Pédron restant le metteur en scène et interprète prin¬cipal de ses compositions. A présent, à nous de jouer : écoutons, faisons le noir en nous, déployons l'écran blanc et inventons à notre tour la cheerleader qui défile dans un coin de notre tête. Nous sourirons, frémirons de joie, pleurerons peut-être à l'écoute de ce dis¬que magnifique.

Michel Contat
Telerama n° 3220 - 01 octobre 2011
Dernier album : "Cheerleaders" sortie en Septembre 2011 chez ACT.