Heiner Müller et Philoctète

Philoctète

Philoctète 1950

Philoctète, entre les mains l’arme d’Héraclès, malade
De la lèpre, débarqué sur Lemnos, qui sans lui était vide
Par les princes avec de maigres provisions, ne fit pas montre alors
De fierté, mais cria jusqu’à ce que le navire eut disparu, sourd à son cri.
Puis il s’habitua, maître de l’île, son esclave aussi
A elle enchaîné par la chaîne du flot tout autour, vivant de verdure
Et d’animaux chassables, en quantité suffisante dix années durant.
Mais à la dixième vaine année de guerre, les princes eurent souvenir
De l’abandonné. Comme il maniait l’arc, qui tue à distance.
Ils envoyèrent des navires pour ramener le héros
Afin qu’il les couvre de gloire. Mais lui se montra
Sous sa farce la plus fière. Ils durent le traîner à bord de force
Pour satisfaire sa fierté. Ainsi il rattrapa le temps perdu.

Heiner Müller, Poèmes 1949-1995, (trad. François Rey), Christian Bourgois éditeur, 1996


Propos de Heiner Müller sur Philoctète

Heiner Müller,
Guerre sans bataille. Vie sous deux dictatures. Editions de L’Arche

« La seule chose que j’ai pu vendre après l’affaire de L’émigrante, c’est une pièce radiophonique: La Mort n’est pas une affaire, sous le pseudonyme de Max Messer. Ca s’est fait par l’intermédiaire de relations que j’avais à la Radio, et ce n’était possible que sous un pseudonyme. Là, j’ai touché un peu d’argent, parce que ça a été diffusé très souvent. Pendant cette période, j’ai écrit Philoctète.(....)

Philoctète était déjà pour moi un très vieux sujet lorsque j’ai commencé à y travailler. J’avais lu la pièce de Sophocle alors que j’étais encore en Saxe, à la fin des années quarante. Depuis ça n’avait cessé de me préoccuper. Les expériences que je venais de vivre avaient rendu le sujet actuel pour moi, de façon tout à fait différente. Avant, j’avais pensé à un autre déroulement, à une autre fin. J’avais écrit un poème, « Philoctète », aux environs de 1950, une version staliniste, dans laquelle l’individu offensé est plutôt mis dans son tort. Plus tard, en 1953, j’avais déjà écrit une scène sur le sujet, et ensuite, après 1961, j’ai terminé le tout et bien entendu c’est devenu quelque chose de différent de ce que j’avais pensé.(...)

En tout cas, dans toutes les mises en scène de l’Ouest, Ulysse était la crapule, il y avait là une différence politique tout à fait fondamentale, une différence historique aussi. Le personnage d’Ulysse est un cas limite, ça, ils n’arrivaient pas à le comprendre. Ce qui ne fonctionnait pas à l’Ouest, c’était la tragédie. Il n’y avait aucun regard pour la dimension tragique de l’histoire, on en restait à la dimension sentimentale. »