J’ai vu il y a quelque temps un documentaire sur un entretien entre une femme, originaire du Soudan, et une personne chargée par l’office de réfugiés d’instruire son dossier de demande d’asile en France. Pour que cette demande eût quelques chances d’être acceptée, il fallait que cette femme raconte son histoire, le plus concrètement et le plus précisément possible. Elle résistait pourtant aux questions de son interrogatrice, craignant peut-être qu’en dire trop la soumette à une administration dont elle ne pouvait comprendre tous les attendus, les intentions, les mécanismes...
Et elle ne voulait pas raviver le souvenir douloureux des épreuves subies dans son pays et lors du voyage jusqu’ici.
Pourtant, il fallait que son dossier présente une histoire vraie, crédible, circonstanciée, condition de la reconnaissance de son droit d’asile et de sa survie dans le pays d’accueil. Qu’est-ce qu’une histoire qu’on ne peut raconter que lorsqu’on ne peut plus faire autrement et que la raconter représente pour soi une question de vie ou de mort ?
 
Dans « Europe ne se souvient plus », l’histoire, très actuelle, médiatisée mille fois, de deux étrangers clandestins qui ont survécu à l’exil et se retrouvent en quête d’un pays d’accueil, se « f(r)ictionne » avec une histoire, très ancienne et dont peu se souviennent : le mythe d’Europe et de Cadmos, la soeur enlevée par un taureau dans la mer, et le frère parti à sa recherche pour la ramener au pays de leur père...
Le texte mêle étroitement les fils de la réalité documentaire et ceux de la fiction. Il raconte autant les rêves et l’imaginaire des personnages que leur
histoire concrète et actuelle.

Si  Europe et Cadmos aujourd’hui étaient deux sans-papiers en quête de régularisation, quelle  histoire  « vraie »  ou  quelle  fiction  pourrait  servir à  protéger leur exil ? De quelle histoire de nulle part, de quelle utopie devraient-ils absolument se souvenir s’ils voulaient pouvoir recommencer leur vie, ici, en Europe ?

Cette fiction, très ancienne et très actuelle, voici que le « taureau » du théâtre s’en empare et l’emmène sur les berges de notre monde.